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Le Duvet de Casanova

ou

La Chronologie Avril 1743 - Avril 1744

dans les Mémoires de Jacques Casanova
par

D. Detailleur


Les maints anachronismes présents dans la chronologie de la période d'avril 1743 à avril 1744 dans l’Histoire de ma vie de Jacques Casanova, font que celle-ci a souvent été adaptée (1). En lisant le récit de cette époque (2), le lecteur a néanmoins l’impression que la chronologie est très conséquente et fortement structurée. Cette impression devrait trouver sa source dans le texte même. En regardant le texte de plus près, on peut formuler l’hypothèse que la chronologie casanovienne est fondamentalement correcte et que les anachronismes trouvent une explication dans le texte proprement dit.

L’idée de départ est que Casanova disposait d’une espèce de journal de l’époque pendant la rédaction. Il n’existe de ce journal aucune trace physique, mais son existence transparaît dans le texte. Ce journal est le document hypothétique qui forme la base historique du récit. Cette base historique est confirmée par des indications météorologiques qui sont puisées dans la mémoire même de l’auteur. Renforcée par d’autres indications, qui sont plutôt littéraires, la chronologie devient un bloc solide. Les éléments qui ne correspondent pas à la chronologie, les anachronismes, sont explicables par la fonction qu’ils ont dans le récit.

Deux types de datation

Il est tout d’abord utile de distinguer deux types de datation utilisés dans le texte.

Le premier type est la datation historique. Une datation historique range un événement dans un ordre chronologique, c’est-à-dire qu'elle le situe sur le calendrier. Le calendrier est un instrument culturel et artificiel, inventé pour structurer les événements dans le cours du temps. Notre faculté rationnelle date les choses historiquement. Les dates précises mentionnées dans le texte sont des datations historiques.

Le second type est la datation mémorielle. Il s'agit de la manière dont la mémoire date les choses. Cette datation est inhérente à la mémoire. La mémoire ne reproduit pas les événements tels qu'ils se sont déroulés mais tels qu'ils ont été vécus. La mémoire s’organise autour de sentiments. Chaque souvenir se voit attribuer une datation qui est représentée par un sentiment. Il y a ainsi les datations générales de l’enfance, de la jeunesse, de l’âge adulte et de la vieillesse. Si l'on se souvient d'un événement de sa jeunesse, un sentiment de jeunesse sera évoqué. Les datations de saison sont un peu plus particulières. Si un événement s’est déroulé dans des circonstances météorologiques extrêmes, le sentiment de la saison concernée peut être évoqué en se rappelant la chose. Il y a aussi le matin, le jour, le soir et la nuit comme datations possibles d’un souvenir. Ces sentiments peuvent être si forts qu’ils deviennent indissociables du souvenir. Ils agissent alors comme de véritables porteurs du souvenir. Il sera donc difficile de séparer le souvenir du sentiment qui l'accompagne sans égratigner le souvenir lui-même. On pourrait dire qu’en termes d’évolution, la datation mémorielle est beaucoup plus ancienne que la datation historique: elle trouve son origine dans l’expérience fondamentale des cycles naturels.

Le journal comme base chronologique

L’Histoire de ma vie a été écrit en vue de revivre la vie de son auteur par le moyen des souvenirs. La lecture du texte nous donne accès à cette évocation. Cette magie de partager les souvenirs de l’auteur prend naissance dans les sentiments qui accompagnent ces souvenirs (3). Le récit fait d’abord appel à nos sentiments. Il n'est donc pas étonnant que la datation la plus importante se situe sur le plan mémoriel. Les datations historiques sont un peu étrangères au texte. Leur force datante est minimale. Il s'agit de datations artificielles, elles ne s’adressent pas à nos émotions. Mais elles sont là et en vue d’une chronologie historique, elles sont intéressantes: lorsque nous quittons le texte et mettons ces dates sur le calendrier, elles regagnent leur valeur datante historique, c’est-à-dire leur fonction chronologique qui, pour nous, éternels chroniqueurs, est apparemment la plus importante.

Dans un journal, un événement est lié à une date. C'est un moyen de situer ce qui est arrivé dans l’histoire. On veut fixer l’événement en le situant sur le calendrier. Il s'agit d'une tentative de combler un manque essentiel de la condition humaine: la maîtrise du temps. La raison pour laquelle on le fait est sentimentale, mais le sentiment joue seulement du côté de l’écrivain. Etrangement, ce sentiment n’a pas la force de percer un texte littéraire. Il est comme rayé par le chiffre de la date même. Un lecteur ne peut pas le partager. Il est trop personnel (4). Dans un livre comme L’Histoire de ma vie, la mention d’une date n’a guère d’effet. Qu'un événement se soit produit le 5 ou le 17 septembre a peu d'importance pour le lecteur. Ce n'est que lorsque le lecteur devient historien que la date devient significative.

Au cours de la narration de la période concernée, huit dates sont mises en évidence qui semblent toutes sorties d’un journal. Ce sont des dates précises, quoique leur exactitude ne soit pas exigée dans le texte. Leur fonction dans le récit est minimale, elles sont quasi superflues. Même si ce sont des dates, elles n’ont parfois même pas une fonction datante.

- Le 2 d’avril, fatal jour de mon entrée dans ce monde, j’ai vu devant moi, sortant de mon lit, une belle Grecque...’ (5). Son anniversaire, le 2 avril, a toujours été pour Casanova un jour spécial. Il n'est donc pas étonnant qu’il ait noté dans son journal ce qu’il a fait ce jour. La date même n’a guère de fonction dans le texte. Elle n'est pas là pour dater l'apparition de la belle Grecque, elle est seulement là pour une raison sentimentale toute personnelle de l’auteur.

- ...pour arriver à Rome trois heures avant midi le premier septembre.’ (6). On pourrait dire que cette phrase a une fonction datante, mais cette fonction est minimale. La phrase est là par hasard, tirée du journal. Surtout l’exactitude de l’heure est significative. Elle n’a aucune importance dans le récit. La source de cette datation doit être extérieure au texte.

-Je suis arrivé à Naples le 6 de septembre.’ (7). La première arrivée à Naples. Mêmes caractéristiques que la phrase précédente, mais peut être avec une intention de dater plus marquée. L’auteur veut introduire une petite chronologie des étapes parcourues.

-Je suis arrivé à Naples le 16 de septembre...’ (8). Deuxième séjour à Naples. Il faut souligner que nous avons deux phrases identiques.

-Ce fut le lendemain 1° d’octobre de l’année 1743 que j’ai enfin pris la résolution de me faire raser. Mon duvet était devenu barbe’ (9). Une phrase pareille laisse peu de doute quant à l’existence d’un journal. Elle peut même passer pour un exemple typique: elle n’est intéressant que pour la personne qu’il l’a écrite. Sa seule fonction est une fonction sentimentale personnelle de l’auteur lui-même.

-Ce fut dans le jour de Noël que j’ai vu l’amant de Barbaruccia entrer dans ma chambre...' (10). La date n’a aucune fonction dans l’événement. Elle est tirée du journal uniquement parce que Noël est un jour spécial.

-Je suis arrivé à Ancone le 25 de février de l’an 1744 au commencement de la nuit...’ (11). Idem que l’arrivée à Rome, mais avec une intention de dater plus marquée. On sent bien ici que la force de la datation vient surtout des mots ajoutés 'février' (comme indication de l’hiver) et ‘au commencement de la nuit, et non pas des chiffres 25 ou 1744.

-...et je suis arrivé le soir à Venise allant me loger dans une auberge à Rialte le 2 d’avril 1744, jour de ma naissance, qui dans toute ma vie fut dix fois remarquable par quelque événement extraordinaire’ (12). Encore une fois sa date d’anniversaire. Le fait qu'il lie son anniversaire à son retour à Venise et le qualifie d'extraordinaire, est significatif.

Toutes ces phrases indiquent l’existence d’un journal. Ces dates sont insérées dans le texte davantage pour une raison sentimentale de l’auteur que pour leur fonction datante. Elles sont en effet étrangères à un texte qui nous touche sur un autre plan. Elles surgissent arbitrairement dans le récit, camouflées sous la forme de datations. Elles doivent avoir une source externe.

Si l’existence d’un journal est admise, ces dates acquièrent une valeur de document. Nous pouvons quitter le texte, les dates à la main, les coller sur le calendrier et voir le premier octobre 1743 Casanova en train de se raser et le premier septembre 1743 à trois heures avant midi Casanova entrant dans Rome.

Le journal peut être considéré comme la base historique du récit.

Confirmation de la chronologie par des datations mémorielles

Sur la base de ce journal, Casanova a reconstruit les événements qu’il a vécus cinquante ans auparavant. Pour mener cela à bonne fin, il fait appel à sa mémoire, à ses papiers et à sa volonté de livrer un récit attractif. Il y a dans le texte certains épisodes qui se révèlent comme ayant pour base sa mémoire elle-même. Ils sont si fort imprégnés de la circonstance météorologique dans laquelle l’événement s’est produit que l’on peut admettre que la circonstance agit comme porteur du souvenir. En se rappelant l’année concernée, Casanova doit éprouver un sentiment général de jeunesse. Il y a toutefois pour certains épisodes des sentiments plus particuliers qui jouent un rôle datant plus spécifique. Et cela se remarque à travers le texte. Le sentiment concerné introduit bien entendu aussi des images littéraires dans le texte, mais le sentiment de base est nettement mémoriel.

Tous ces épisodes confirment la chronologie présentée.

La visite à la maison Bonafede:

Casanova quitte le fort St. André fin juin, début juillet. Une des premières choses qu’il fait est de rendre visite à la comtesse Bonafede. Mais au lieu de retrouver la jeune femme qu’il a connue dans le fort, il rencontre la comtesse vivant dans la pauvreté et la saleté. Il entre dans la maison et il écrit: 'On n’y voyait guerre, car les volets étaient clos. C’aurait pu être pour empêcher la chaleur d’entrer, mais point du tout; c’était pour qu’on ne vît que les fenêtres n’avaient pas des vitres.' (13). Ces phrases révèlent l’image clé par laquelle Casanova retrouve son souvenir. Il y a le temps, il y a l’espace et il y a la désillusion. C’est une datation mémorielle très forte à cause de l’extrémité de la chaleur. Cette chaleur intense fonctionne comme porteur du souvenir: elle reconstitue à la fois le temps, l’espace et la désillusion. Et tout le long du récit de l’épisode, ce sentiment d’une température extrême reste présent. Au moment où Casanova a vécu cet épisode, la chaleur devait être tellement intense qu’elle a laissé dans sa mémoire une impression si forte qu’elle est devenue indissociable de l’événement proprement dit. Si cet épisode est considéré comme un souvenir, la condition météorologique doit aussi être admise. Cet épisode est donc à sa juste place dans la chronologie.

L’aventure avec l’esclave grecque à Ancône:

Selon sa propre chronologie, Casanova arrive début juillet à Ancône ou il est soumis pour vingt-huit jours à une quarantaine au lazaret de la ville. Quelques jours avant la fin de cet isolement commence son aventure avec l’esclave grecque. Et dès le début de la narration, comme chez la comtesse Bonafede, on sent la très forte datation mémorielle. Elle passait presque toute la journée assise à la porte de sa chambre, tricotant, ou lisant à l’ombre. La chaleur était extrême (14). Avec cette phrase, le récit est immédiatement placé dans le contexte de l’été. Pendant les vingt et quelques jours qui précèdent, il n’y a aucune allusion au temps, mais maintenant on se trouve en plein été, et on ne va plus en sortir tout le long de la narration. Les scènes dans la cour se déroulent clairement sous un soleil brûlant. Oisif dans un lazaret; ...et qui ne sortait que quelque moment avec sa pipe à la bouche pour rentrer d’abord (15). Les acrobaties sur et sous le balcon qui sépare les deux amoureux sont exécutées lors de ces nuits chaudes où la température ne baisse guère. Très légèrement vêtus, ils livrent un véritable combat afin de se rencontrer. Elle y introduisit ses bras entièrement, et tous nus sans la moindre difficulté (16). Et plus loin: Tout nu comme un gladiateur, je me lève, je me courbe, je la saisis sous les aisselles... (17). L’atmosphère de toute la narration est portée par une chaleur intense. Impossible de lire cet épisode sans partager le sentiment d’été que Casanova éprouvait quand il se souvenait de cette période, et en effet nous sommes chronologiquement fin juillet.

Les parties à Testaccio et à Frascati:

En octobre 1743, Casanova séjourne à Rome. Il fait des excursions à Testaccio et Frascati en compagnie de Lucrezia et sa famille. Les jeudis du mois d’octobre étaient dans ce temps- là, à Rome, des jours de gaieté. (18). Le sentiment d’automne qu’on partage ici est un sentiment tempéré de bonheur. Le rayonnement adouci du soleil donne aux participants une joie interne mais intense. On veut profiter des derniers beaux jours. Tout cet épisode reflète une atmosphère de fin d’été.

Partie à Tivoli:

Vers la fin de novembre... aller passer un jour et nuit à Tivoli... (19). Les scènes se déplacent maintenant vers l’intérieur des maisons. Pour voir les antiquités, la compagnie sort encore, mais la gaieté désinvolte a disparu. Vers le soir nous retournâmes à la maison, rendus et mourants de faim... deux heures à table... nous remirent si bien (20). Les jours sont plus courts. L’intimité de table a remplacé la gaieté. En se rappelant l’épisode, une image d’espace intérieure et un sentiment d’intimité, un sentiment déjà hivernal, est inévitablement évoqué, et c'est sur la base de ce sentiment que Casanova reconstitue son souvenir.

Barbaruccia:

Nous sommes en hiver 1743-1744. Les scènes se déroulent maintenant presque exclusivement à l’intérieur. La mémoire de Casanova montre une datation mémorielle d’hiver qui crée une atmosphère close. Vous descendrez trois escaliers, et vous entrerez dans l’appartement à main droite, et irez jusqu’à la dernière antichambre, où vous verrez un gros gentilhomme assis devant une braisière (21).

L’arrivée en Ancône:

Fin février, Casanova arrive à Ancône. Je suis arrivé à Ancône le 25 de février de l’an 1744 au commencement de la nuit (22) mais il pleut, j’ai grand appétit, et je n’ai pas envie de sortir à cette heure pour aller me chercher un autre gîte. (23). On sentait la froidure, la pluie, la fatigue, la mauvaise humeur. Ici on retrouve les deux datations dans la même phrase. Les conditions dans lesquelles il est arrivé à Ancône sont ancrées dans sa mémoire.

De tous ces cas, on pourrait dire que Casanova adaptait les conditions dans lesquelles un certain événement se déroulait afin de le placer dans la chronologie souhaitée. Si on admet que le récit de la période d'avril 1743 à avril 1744 est en majeure partie basé sur la mémoire de son auteur, on ne peut pas tenir compte de ce point de vue. Si certaines circonstances sont indissociablement liées au souvenir, on ne changera pas ces circonstances sans abîmer ou même détruire le souvenir. La plus forte datation se retrouve dans l’épisode avec l’esclave grecque à Ancône. L’introduction soudaine de la condition météorologique montre que nous entrons dans un véritable souvenir, dans lequel le sentiment d’été est tellement fort qu’on doit admettre que cet épisode est à sa juste place dans la chronologie ou alors affirmer que l’épisode est, dans sa totalité, purement littéraire.

Tous les épisodes traités ci-dessus sont conformes à la chronologie et, étant mémoriels, la renforcent. Ils sont les confirmations mémorielles de la structure de base historique, le journal.

Autres datations

Le texte comprend encore des indications de temps, dont il est difficile de dire si elles sont du type historique ou mémoriel ou si elles sont plutôt littéraires. Peut-être est-ce une combinaison des deux. Elles donnent dans tous les cas à la chronologie proposée une dynamique de soutien.

...fut une visite de mes anges avec leur tante, et M. Rosa dans le jour de l’Ascension, le fort étant le lieu où l’on voit de plus près la belle fonction. (24):

La compagnie de Mme Orio arrivait au fort St. André pour voir la sortie du Bucentaure. Il se peut que Casanova se soit servi de cette fête pour embellir sa narration, pour avoir l’opportunité de mentionner un spectacle comme le Bucentaure en combinant l’arrivée de la famille avec le jour de l’Ascension.

La chaleur étant forte, j’ai écrit à M. Grimani de m’envoyer deux habits d’été. (25):

L’effet datant de cette phrase est minimal parce que la fonction causale est dominante. Cette phrase est là pour indiquer la raison pour laquelle Casanova écrit à Grimani.

Ce propos m’avait si fort altéré que j’étais devenu indécent, et dans l’impuissance de me cacher, car la chaleur étant forte, mes culottes étaient de toile. (26):

Puisqu'elle place toute une scène au soleil, cette phrase à un effet datant, mais elle n'est peut-être que littéraire.

La chaleur était excessive (27):

Après Ancône, Casanova se rendait à pied à Loreto. Cette phrase est la seule indication de temps dans cet épisode. Elle peut être mémorielle, mais elle est plutôt un écho littéraire de l’aventure d’Ancône.

Nous parlâmes alors du froid qu’il faisait, jusqu’au moment que le domestique me porta la clef. (28):

Cette phrase aide à créer l’atmosphère hivernale, peut-être est-elle purement littéraire.

Je vous donnerai un ample passeport, car vous trouverez dans la Romagne deux armées en quartiers d’hiver. (29):

Ces mots prononcés par le pape fin février 1744, lorsque Casanova est sur le point de quitter Rome, indiquent un sentiment que l’on peut considérer comme une datation indirecte, c’est-à-dire le sentiment d’angoisse qui régnait au début de cette année-là à cause de la guerre imminente. Les armées autrichiennes et espagnoles se préparaient à quitter leurs quartiers d’hiver, ce qui suscitait dans la région un sentiment collectif de menace de mort. En pensant à cette période, Casanova doit de nouveau éprouver ce sentiment profond. L’épisode de la camisade peut être vu comme le résultat de ce souvenir, antidaté, bien sûr, mais le sentiment lui donne l’opportunité de combiner l’affaire comique de sa chemise souillée avec une action militaire bien connue. Quoi qu'il en soit, la phrase est chronologiquement à sa juste place.

A la moitié du mois de juin... (30); Les pluies commençaient (31); Don Gennaro... à l’occasion de la fête de son nom (32); jour de sainte Ursule (33); Au commencement de janvier (34) sont d'autres datations qui sont plus difficiles à définir mais qui laissent la chronologie suivre son juste cours.

Toutes ces manières d’indiquer le temps créent une chronologie si ferme que l’on doit considérer les passages qui ne correspondent pas à cette chronologie comme n'ayant pas eu lieu, ou du moins pas au moment prétendu par l’auteur. A l’aide de documents, il est possible de démontrer que certains événements ne peuvent pas avoir eu lieu au moment où Casanova prétend qu’ils se sont produits. Cela ne signifie pas qu'il faut adapter la chronologie. Si cette chronologie se présente comme solide et suffisamment structurée, il est plus simple de placer l’événement concerné en dehors de la chronologie et de chercher la raison pour laquelle il apparaît dans le texte.

Les anachronismes

Pour expliquer ces anachronismes, il faut tenir compte de la manière dont la mémoire fonctionne et des règles pour construire un récit. Un souvenir est la reconstruction d’une expérience passée. Cette reconstruction est influencée par le tempérament de l’auteur et par le but dans lequel la reconstruction est faite. Ici, le but est d’écrire un récit. Il y a des règles inhérentes à ce type d’élaboration de souvenirs: il faut rendre la narration attractive, il faut élargir certains éléments ou introduire des éléments nouveaux, il faut harmoniser les différents souvenirs, il faut établir des liens logiques. Et tout cela est influencé par le tempérament du mémorialiste. Dans le cas de Casanova, il y a un trait qui est très net et très important vis-à-vis de la mémoire: la mégalomanie. Le Vénitien aime la grandeur. Il ne va pas manquer d’utiliser des grands noms pour que leur gloire rejaillisse sur lui-même (35). Ce trait de caractère joue un rôle très important dans sa mémoire. Cet amour de la grandeur influence ses souvenirs. Souvent, il introduit un grand nom qu’il assimile comme un véritable souvenir.

Tous les anachronismes concernent des grands noms, non seulement des personnes mais aussi des lieux ou des événements. Il y a là une certaine ambiguïté. Il est évident que l’on ne retrouve guère de documents ayant trait à des noms importants et l’explication va toujours être la même: l’amour de la grandeur de Casanova. L’explication est donc inhérente à l’anachronisme. Pour comprendre, il faut examiner la fonction de l’anachronisme dans le texte même.

Schoulembourg:

...où le major montrait à sa mère le dépôt du corps du maréchal de Schoulembourg qu’on tenait là jusqu’à ce qu’on lui eût fait un mausolée. (36). Le maréchal ne mourut qu’en 1747.

Selon la chronologie casanovienne, nous sommes en juin 1743. Remarquablement, cet anachronisme n’a jamais entraîné une autre chronologie. Tout au plus les commentaires disent-ils que Casanova doit avoir vu le cercueil à l’occasion d’une visite ultérieure au fort. Le plus probable est que Casanova n’a jamais vu le dépôt de corps du maréchal. Le détail est introduit pour embellir la narration. Quoi qu'il en soit, la phrase n’a pas de fonction datante. Elle est là pour renforcer, enrichir le récit. Ce la ne signifie pas que Casanova a inséré cet épisode consciemment quand il écrivait ses Mémoires. Il se peut que l’aventurier ait entendu parler du maréchal alors qu'il évoquait lui-même le fort St André, qu’il ait inséré le détail dans sa propre narration, l’ait intériorisé et le considère comme un véritable souvenir.

Le comte de Bonafede:

Le comte sortit du fort le matin du huitième jour, et j’en suis sorti le soir... (37). Selon un document signalé par Gugitz, le comte sortit du fort le 31 juillet. Selon la chronologie casanovienne, nous sommes fin juin. On pourrait dire que cette phrase est le tendon d’Achille de l’hypothèse. La phrase est nettement datante. Elle n’est là que pour indiquer à quel moment Casanova est sorti du fort. Si la date de 31 juillet est confirmée, toute l’hypothèse s'écroule.

L’évêque Bernardo da Bernardis:

Trois ou quatre jours après, M. Grimani m’annonça l’arrivée de l’évêque. (38)

Selon les documents, le prélat est arrivé le 26 août. Selon Casanova, fin juin, début juillet. Il est donc impossible que Casanova ait rencontré l’évêque à Venise. La fonction de cet épisode dans le texte n’est pas datante, ne considérons donc pas cet épisode comme tel. La présence de l’évêque en personne est requise par la vigueur de la narration et par la psychologie de Casanova. L’évêque donne le signal de départ pour le premier voyage de l’auteur. Il est difficile de s’imaginer que Casanova quitte Venise sans avoir vu l’évêque. Le Vénitien a besoin de ce grand nom. Il se couvre de sa gloire.

M. le Ch. da Lezze:

D’abord que j’ai su le moment dans lequel la cour de M. le Ch. da Lezze ambassadeur de la République devait s’embarquer, j’ai pris congé de toutes mes connaissances. (39).

Dans les mémoires, nous sommes début juillet. Da Lezze ne partait que début octobre. Casanova se sert ici de da Lezze pour se donner du prestige. Il sait que da Lezze quitte Venise environ à la même période que lui-même. Partir avec cette célébrité, c’est beaucoup plus splendide que de partir en passant inaperçu.

Le Beiran:

Elle m’avait dit que le petit Beiran commençant le même jour, et durant trois, elle ne pourrait venir que le quatrième... (40).

Selon Childs, le petit Beiran se célébrait en 1743 du 18 au 21 novembre. Dans la chronologie casanovienne, nous sommes fin juillet. La datation mémorielle très forte dans cet épisode fait en sorte qu’une datation en novembre serait quasi impossible. Le Beiran est une insertion du type Schoulemberg. Cet élément est introduit postérieurement dans la mémoire de Casanova en vue d’agrémenter la narration.

L’évêque Bernardo da Bernardis II:

J’ai trouvé l’évêque Bernard de Bernardis, mal assis à une pauvre table où il écrivait. (41).

Nous sommes dans la première moitié de septembre. Cette datation est impossible selon les documents, qui démontrent que le prélat ne pouvait être à Martirano qu’avant avril 1744 (42). Suivons les documents, non pour adapter la chronologie mais pour admettre que Casanova n’a pas vu l’évêque à Martirano pendant la période prétendue. Il a probablement bien été à Martirano, mais la rencontre proprement dite avec l’évêque est dictée par les mêmes éléments que la narration de sa première rencontre: son penchant pour l'exaltation et les exigences d’une belle narration. La présence de l’évêque en personne est nécessaire pour le récit et elle en augmente la tension. Les deux rencontres revêtent une certaine importance pour la composition. Elles sont situées au début et à la fin du voyage à travers toute l’Italie. Au début, il y a l’espérance, à la fin, la désillusion. Entre ces deux pôles, les aventures de route sont tendues.

Velletri:

Cette camisade est sur l’histoire; mais elle ne fait pas mention de moi. (43)

Les faits de guerre à Velletri qui, pour reprendre les termes de Casanova, sont 'sur l’histoire' se passèrent durant l’été de 1744, tandis que dans le récit, nous sommes en septembre 1743. Cette subtilité de lier son aventure amoureuse avec sa chemise souillée à l’action militaire des troupes incamiciate vient sans doute du souhait de donner plus de gloire à la narration. Mais il y a aussi le rôle intéressant du sentiment de guerre que Casanova éprouvait en se rappelant ses voyages à travers ces régions, où à partir de début 1744 les troupes sortaient de leurs quartiers d’hiver. Il saisit ici l’occasion de télescoper ce sentiment dans un souvenir qui avait eu lieu plus tôt. Mais du point de vue de la mémoire, cette anti-datation dans l’histoire est explicable. Dans la mémoire, une émotion forte comme le sentiment de guerre va prévaloir sur l'exactitude du calendrier. Ce sentiment va s’étendre à tous les voyages qu’il a fait vers le début de l'année 1744. En se rappelant une aventure amoureuse au cours d'une nuit pleine de vacarme lors de l'un de ces voyages, Casanova évoque le sentiment de guerre, ce qui donne une belle image d’actions militaires.

Cornaro:

...et je vois avec lui Mgr Cornaro que je fais semblant de ne pas connaître (44)

Furio Luccichenti a retrouvé le jour exact de départ du dignitaire de Rome: le 7 avril 1744. Il dit que Cornaro ne pouvait par conséquent pas être à Bologne avant le 10 ou le 11 avril (45). Selon la chronologie casanovienne, la rencontre devrait avoir lieu vers la fin du mois de mars. L’épisode à Bologne est bien élaboré. Il relate les événements jour après jour et ce, de façon très détaillée. Et pourtant, la rencontre avec Cornaro n’a pas eu lieu parce qu’elle est chronologiquement impossible. Elle n'a de toutes façons pas de fonction datante dans le texte. Elle est là pour impressionner. Comme chez l’évêque de Bernardis, Casanova est immédiatement invité à venir boire un chocolat. Le fait également que Cornaro soit Vénitien a peut-être joué un rôle.

Le duc de Modène:

A la porte de Revere, je me suis dit officier de l’armée d’Espagne allant à Venise pour parler au duc de Modène, qui alors y était, d’affaire de grande importance. (46).

Le duc de Modène avait quitté Venise le 26 février, nous sommes fin mars, début avril. Ici, nous pouvons bien voir l’inclination de Casanova à impressionner avec des grands noms non seulement les gens à la porte de Revere, mais aussi ses auditeurs ou ses lecteurs, qui savent peut-être qu’aux alentours de cette date, le duc de Modène était à Venise, mais qui ne se rappellent naturellement pas la date exacte.

La véridicité de la période narrée

Nous voudrions trouver la véridicité casanovienne dans l’exactitude historique des événements relatés. Nous voudrions que les événements se soient tous déroulés comme ils sont décrits. Mais ce serait négliger une véridicité plus fondamentale: la véridicité mémorialiste à travers laquelle toute cette masse d’expériences est filtrée et élaborée.

Dans la période traitée ici, l’exactitude historique trouve sa base dans la chronologie. Les anachronismes, à l’exception du comte Bonafede, n’endommagent en rien cette chronologie parce que leurs fonctions dans le récit se situent sur un autre plan. Ils n’ont pas de valeur historique. Ils sont introduits dans le récit parce qu'ils donnent à l’auteur l'occasion de renforcer la narration et de faire sa propre éloge.

En distinguant ces éléments anachroniques, en leur donnant une place dans l'ensemble des élaborations des souvenirs, en les isolant de la base historique, nous retrouvons leur valeur réelle, qui n’est pas une valeur historique, mais une valeur littéraire ou psychologique.

Cet article est une tentative de considérer la période d'avril 1743 à avril 1744 à la lumière de cette valeur. A partir du texte, la chronologie historique se distingue à travers la mémoire et la personnalité de Casanova, et si certains événements n’y sont pas conformes, ils sont d’autant plus conformes à la personnalité de l’auteur. Dans ce sens, ils renforcent la véridicité de l’auteur comme mémorialiste.


NOTES


(1) Adaptation récente de Roberto Musi dans son livre Casanova in Calabria, Amantea 1999. La lecture de ce livre m’a poussé à écrire cet article.


(2) Je me limite ici à la période d'avril 1743 à avril 1744. Je suis conscient du fait que dans d’autres périodes, la narration est élaborée autrement. Il importe de tenir compte du fait que la période traitée a trait à l’adolescence de l’auteur. L’adolescence laisse chez la plupart de nous une forte impression mémorielle. Bien que les conditions sociales soient fort différentes des nôtres, je crois que cette période de sa vie a aussi fortement marqué Casanova. Ce premier voyage qu’il entame tout seul à l’âge de 18 ans doit avoir eu une place spéciale dans sa mémoire. M.F. Luna a souligné dans son excellent et inspirant ouvrage Casanova mémorialiste (éd. Honoré Champion) une différence de style entre certains chapitres de L’Histoire de ma vie en faisant remarquer que dans les deux derniers volumes, le récit se met à piétiner (op.cit. p.154). Je crois que cela est dû pour une grande part à une différente manière de se souvenir des événements, qui est à son tour le résultat d’un autre mode de mémorisation des choses vécues.


(3) J’ai toujours lu les Mémoires à travers les yeux du vieux bibliothécaire écrivant à Dux. Mon édition favorite est celle du Livre de Poche, ma première lecture. Non seulement par l’annotation de Jacques Branchu, mais aussi par la très belle couverture, où le portrait de Casanova apparaît à travers une scène du 18ième siècle. Peut-être cette image m’a-t-elle influencée dès le début, l’auteur étant toujours présent dans le texte.


(4) M.F. Luna signale que Casanova a de temps en temps inscrit en marge du manuscrit la date à laquelle il avait écrit un certain passage. Je crois qu’il le faisait par le même réflexe sentimental. Une volonté de fixer un moment dans le temps et dans la mémoire (M.-F. Luna, op. cit. p.71).


(5) CASANOVA, Histoire de ma vie. Paris, Robert Laffont, 1993, tome1, p. 118.


(6) Ibid. p. 157.


(7) Ibid. p. 158.


(8) Ibid. p. 166.


(9) Ibid. p. 181.


(10) Ibid. p. 215.


(11) Ibid. p. 229.


(12) Ibid. p. 266.


(13) Ibid. p. 129.


(14) Ibid. p. 144.


(15) Ibid p. 144.


(16) Ibid. p. 146.


(17) Ibid. p. 147.


(18) Ibid. p.188.


(19) Ibid p. 201.


(20) Ibid. p. 203


(21) Ibid p. 220. On pourrait se demander si Casanova, après cinquante ans, se souvenait encore que le gros gentilhomme était assis devant une braisière. Mais là n’est pas la question. La question est que Casanova, en évoquant le souvenir de cet épisode, évoque nécessairement un sentiment d’hiver, un sentiment de clôture avec ses images d’intérieur des maisons, des jours courts, du temps froid. Et c’est ce sentiment qui pousse son imagination vers des images plus concrètes afin de compléter ou d’agrémenter la narration.


(22) Ibid p. 229.


(23) Ibid. p. 230.


(24) Ibid. p. 119


(25) Ibid p. 120.


(26) Ibid. p. 127.


(27) Ibid p. 148.


(28) Ibid. p. 220.


(29) Ibid. p. 226.


(30) Ibid. p. 120.


(31) Ibid p. 154.


(32) Ibid. p. 169.


(33) Ibid. p. 191.


(34) Ibid. p.216.


(35) Les rencontres avec les generalissimi des deux armées sont exemplaires. Deux fois Casanova est arrêté, deux fois il est mené devant le generalissimus en personne: de Gages de l’armée espagnole (Ibid. p.252) et Lobkowitz de l’armée autrichienne (Ibid. p.256).


(36) Ibid. p. 128.


(37) Ibid. p. 129.


(38) Ibid. p. 133.


(39) Ibid. p. 134


(40) Ibid. p. 146.


(41) Ibid. p. 164


(42) Musi, Roberto. Casanova in Calabria, Amantea, 1999. p.34.


(43) CASANOVA, op. cit. p. 178.


(44) Ibid. p. 262.


(45) L’Intermédiaire des casanovistes, II, p.35-36.


(46) CASANOVA, op. cit. p. 266.``


D. Detailleur

 

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