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Casanova, Ligne, et l'immortalité
de l'âme d'Élise von der Recke
par
Marco Leeflang

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La comtesse Charlotte Elise Constanze von der Recke née von Medem, (20 mai 1754-Dresden, 13 avril 1833), épouse en 1771 Georg von der Recke, se sépare en 1776, divorce en 1781. Mère d'une seule fille, Friederike (17 juin 1774 - 26 janvier 1777). Elle était depuis 1779 à la Cour du duc Pierre de Courlande, dont sa soeur était la troisième épouse. Elle y rencontra l'alchimiste et aventurier Cagliostro, adhéra à la Loge qu'il avait fondée; mais elle démasqua rapidement ses impostures et publia son Nachricht von des berühmten Cagliostro Aufenthalt in Mitau 1787 und von dessen magischen Operationen (Berlin 1787). Elle voyageait beaucoup, connut Catherine II, Goethe, les Feuerbach, Casanova. On la vit souvent aux bains de Teplitz. Depuis 1804 elle vivait avec le poète Christoph August Tiedge (1752-1841). Elle a écrit de 1789 à 1804 dix-huit volumes de Journaux qui ont presque tous disparu. Deux cahiers ont été retrouvés et publiés en 1927 par Johannes Werne: Elisa von der Recke Mein Journal 1791-1793/95 (Koehler & Amelang, 1927).


    Élise von der Recke fut une des curistes assidues des bains de Teplitz. "Son troisième mot est "l'âme"... sa conversation est quelque fois intéressante quand elle veut s'abaisser à parler d'autre chose que de son âme", écrit le jeune petit-fils du prince de Ligne, Charles Clary, dans son journal de 1797.
    Cette comtesse était chérie de la société de Teplitz où elle fut plusieurs fois reçue à la table des Clary. C'est là qu'elle a rencontré le prince de Ligne et Casanova.
    Dans leur correspondance on retrouve souvent le sujet favori d'Élise: l'immortalité de l'âme. Il semble que pour elle ce fut le soulagement du chagrin qu'elle éprouva de la mort de sa fille unique âgée de 3 ans, et de celle de son amie intime, Sophie Schwartz-Becker, morte en 1789. Elle avait laissé un fils, Karl, né la même année, dont Elise se sentait responsable de l'éducation.
    Le 4 avril 1997 Élise envoie cette lettre à Casanova: Voilà mon cher et spirituel Casanova les pensées que je souhaite voir embellir par vôtre génie en vers italiens. Si en qualité de Philosophe, vous n'adoptés point mes idees, je vous prie de les adopter en Poëte. J'ai taché de les développer, dans ce petit brouillon, et nulle Philosophie ne sera capable de me les faire perdre.
J'emporterai en mourant l'espérance que mon ame subsistera avec toutes ses facultés, et ses sentiments: et c'est ainsi que je me voue a mes amis pour l'éternité. [Praha, Marr 8-21]
  O mort! toi, dont la main redoutable plonge tous les hommes dans la nuit du tombeau, et les fait disparoitre a nos yeux, tu enleves aux ames sensibles le charme le plus doux, de la vie, en séparant des amis fait l'un pour l'autre. Quelque soit ton empire, jamais tu ne briseras le lien qui unit deux coeur vertueux pour toute la durée de leur existence.
***
Cet Etre qui pense, qui aime dans nous, ne peut être détruit. L'ame, qui vivifie la matiere, lui seroit-elle inferieure? Et tendi que la matiere ne périssent jamais, ne fait que changer de forme, cette faculté sublime que l'étendue de ses connoissances, que l'héroisme de ses vertus; eleve au dessus de tout ce que nous voyons; seroit-elle donc - pourroit-elle être aneantie?
***
O Vertu! jouissance délicieuse des grandes ames! Amitié! Sentiment divin, bonheur céleste, des coeurs sensibles. et toi raison! prérogative glorieuse de l'Esprit humain! Vous m'assurés par Votre re- // union dans une seule substance de l'Immortalité de mon ame. Je vois les mondes qui m'environnent, s'allier aux beautés de la nature que je contemple, pour fortifier dans moi l'espérance délicieuse, que nos vertus et nos amis ne pourront nous être enleves par la mort. Cette mort, oui, cette mort, toute terrible qu'elle paroit n'est pour moi que le commencement, d'une perfection nouvelle, d'un éternel bonheur! [Praha, Marr 8-22]
    Casanova met deux semaines à lui répondre: Madame
L'ordre dont vous m'avez honoré, le quatre de ce mois m'a occupé tous les jours. Tout ce qui est sorti de ma plume m'a deplu, et par consequent je ne peux vous présenter rien qui soit digne de vous! Votre prose superbe que vous m'avez donné pour que j'en tire la quintessence est le sublime sujet d'une Ode Platonique, et étant elle-même une quintessence, je n'ai point dans mon laboratoire un alembic propre à tirer la quitenssence de la quintessence.- Une epigraphe, madame, faite pour etre inscritte, à coté de votre portrait, et pour indiquer au lecteur votre pensée, ne peut etre qu'une sentence tirée de Platon, et si vous ne voulez pas du Grec, d'un illustre Platonicien, latin, ou italien, si vous aimez la langue italienne. Ce seroient les trois vers admirables que Petrarque met dans la bouche de Laure, parvenue déjà après la mort au même troisième ciel d'où elle étoit partie avant de naitre parmi nous. Je suis sûr, Madame, que vous concevez, qu'il est impossible que votre âme soit immortelle sans avoir préxisté, et je peux vous assurer que, quoique ce système ne soit pas le mien, parce que je trouve l'identité absurde, et les sens inséparables de leurs organes, je l'admire cependant, et je révere la profondité des esprits qui l'adopterent, et qui ont la force de le suivre. Etant sûr que rien de ce qui existe n'est destructible, je jure que si mon âme existoit avant moi, elle existera aussi après moi, car elle ne pouvoit pas étre avec moi avant que la matière eut formé mon corps. Voici donc Madame, la difference qui passe entre vous et moi. Vous vous croyez immortelle en ame et, selon Socrate vous l'etes déja, puisque vous vivez pour l'avenir. Je me crois mortel en corps, et je le suis, felicitant mon ame, si, etant une subsistance réelle, elle doit l'etre, et regrettant de ne pas pouvoir etre temoin de son immortalité, puisque mes sens ne sauroient etre qu'invinciblement attachés à mon corps qui deperit à chaqu'instant jusqu'à ce que la mort, ultima linea rerum, vienne s'en emparer.

Seneque, dans une de ses lettres, reproche à un sage ami la cruauté qu'il eut de le désabuser sur l'immortalité de son ame, qu'il croyoit dans le pouvoir de rester identifiée à ses facultés sensitives après sa mort. Il se plaint qu'il l'ait privé d'un espoir qu'il appelle Mentis dulcissimus error. Je vous supplie, Madame, de ne pas croire que je veuille imiter l'ami de Seneque; Dieu me preserve de me mettre à l'entreprise de vous desabuser, d'autant plus qu'il se peut que je sois dans l'abus moi-même. J'avoue que je n'en sais rien; et que si pour savoir si je suis immortel j'ai besoin de mourir, je ne suis pas pressé de parvenir à la connoissance de cette verité là. Une verité qui coute la vie coute trop cher; mais s'il m'arrivera après ma mort de sentir encore, je ne conviendrai jamais d'être mort. Pour vous, Madame, je ne peux que vous féliciter sur vôtre metaphysique, car elle n'a pu prendre racine dans votre esprit qu'en consequence de vos vertus, et elle ne peut contribuer qu'à leur augmentation; mais vous me pardonnerez, si je ne peux pas désirer l'accomplissement de vous voeux, dans le cas qu'il vous tarde de jouir d'une félicité que vous ne pouvez attendre que de la mort. C'est un monstre que je deteste; puisqu'il est fait pour detruire ma raison, que je dois cherir principalement parce que sans elle je n'aurais pas connu une grande partie de vos merites. Voici les trois superbes vers que Petrarque, le plus grand des Platoniciens italiens, met dans la bouche de Laure morte, et dont l'ame etoit deja retournée à sa sphère. Elle lui parle ainsi:

Mio ben non cape in intelletto umano;
Te sol qui aspetto, e quel che tanto amasti,
E là giuso è rimaso, il mio bel velo.
Après ces trois vers, voila comme le grand poete amoureux finit son sonnet, qui passe pour le plus beau de tous ceux qu'il fit après la mort de sa déesse. Observez, Madame, que dans sa vision il lui sembloit qu'elle lui partoit le tenant par la main:
                    Deh! perchè tacque, ed allargò la mano? Che al suon di detti si pietosi e costi
Poco mancò che non rimasi in cielo.
Observez, Madame, qu'il admettoit la resurrection du corps de la belle Laure, qui devoit se réunir à son ame, comme elle même s'en flattoit. Dans son triomphe de la mort, parlant de son cadavre, il prononça un vers, dont le sentiment et la divine harmonie m'arracha souvent des larmes, quand la jeunesse entretenoit encore dans mon corps des liqueurs que le sentiment animoit. Le voici, ce divin vers: Morte bella parea suo bel viso. Il dit dans un autre charmant sonnet:
                    O delle donne altero, e raro mostro!
                    Or negli occhi di lui che tutto vede
                    Vede il mio amore, e quella pura fede,
                    Per cui tanto versai lacrime, e inchiostro. [Coll.privée; Marr 40-37]
    Quelques semaines plus tard, Casanova écrit encore deux poèmes pour Élise, et lui envoie la version suivante:

Vrais attributs de l'Immortalité,
Son esprit nous surprend, sa beauté nous enchante.
Élise est la Divinité
Qui nous fait oublier ce qu'elle represente. [Praha, Marr 5-14]


    Le prince de Ligne correspond aussi avec Élise. Dans les archives de Decin, dans une boîte dont le contenu n'est pas encore inventorié (dossier prince de Ligne), se trouvent deux brouillons de réponse à des lettres d'Élise, datables de 1797.
    L'une est commencée par le prince et achevée d'une autre main (peut-être celle de sa fille Christine Clary?); l'autre est entièrement de la main du prince:

[écriture du prince de Ligne]

Etes vous bien sure, chere Comtesse, que mon ame, après ma mort sera la tres humble servante de la votre, comme pendant ma vie? [continué par une autre main] Alors je consens a ce qu'elle aille toujours son train même quand je n'y serois plus. Mais il faudra que votre ame soit forte comme un turc, pour exister encore après vous. Voyez tout l'ouvrage que vous lui avés donné depuis que vous etes au monde. C'est elle qui vous a toujours fait agir et parler. C'est elle qui en se montrant dans vos discours vous a fait plaire partout. C'est elle qui a pris le dessus sur son enveloppe, et qui a gagné la bataille qui peut-être lui a été livrée. C'est elle qui a formé un sixième sens, et qui en a mis quelques autres à la porte; et c'est elle enfin qui fait ma fortune dans ce monde ci bien certainement; en attendant l'incertain.

Non, il ne l'est pas. Les champs Elyséens viennent d'Elise. Ce[?] n'est pas tout a fait son domaine, elle en est au moins grande maitresse. Mais ne laissés pas errer mon ame dans les routes escarpiés des ambitieux, les allées sombres des intrigants, les allées couvertes des envieux, les chemins tortueux des méchants, les routes incertaines des faux philosophes, les sentiers raboteux des demi savants, et les déserts vagues et vastes des sots. Les lys ont perdus leur empire, les roses sont trop fades; les lauriers ne sont plus a la mode, depuis qu'ils sont cueillis par la mauvaise compagnie. Faites asseoir mon ame a coté de la votre, sous des berceaux de lierres, puisque c'est la plante qui aime le plus s'attacher. Ne pleurés plus sur Sophie [Schwartz], si [...] [Decin]

    L'autre lettre aborde à part la question de l'immortalité quelques autres sujets intéressants.
Vous etes sure de la rencontrer, ce que vous me dites de son fils (1) m'interesse par la part que vous y prenés. La conversation, les exemples d'un homme comme M. Trapp (2) font seuls son education. Qu'il vous voye souvent avec cela il sera bon, et assés savant. C'est une societé bien choisie, l'envie de plaire, et l'habitude de reflechir sur les gens, et les choses qui font plus que les universités, les colleges, et les ecoles. Il pourra ecouter, et admirer de prés les auteurs illustres dont vous me parlés. Pour ceux qui sont morts, je n'en connais que 6 a lire: Homere, Horace, La Fontaine, Montaigne, Voltaire et Racine.

A propos de mon ame, dont je vous parlais tantot, elle ira souvent chercher celle de l'immortel auteur de Verther, et Verther (3) lui même, à l'ombre des cyprès: et se promener dans les bosquets qu'Elise doit planter exprès dans son Elysée pour le celebre Vieland (4). J'ai des droits à l'amitié de ces messieurs. Car mon ame a le meme souverain qu'eux; c'est celui de la germaine athenes. Nous sommes icy 7 personnes qui l'aiment de tout notre coeur, et le voyent partir avec bien du regret. Je suis bien fier de ce que M. Boetiger veut me faire tant d'honneur. Je l'en remercie et l'en supplie. Je n'ai plus ce portrait (5) séparé. Il se trouve à la fin de mon 20e volume: et dans le 24e a qui je travaille actuellement il y aura une 12ne de lettres que par hazard on a copiées (6), avant de les envoyer à la poste qui acheveront de faire connoitre Catherine le grand.

Vous n'avés pas d'Empire, chere comtesse, mais elle qui vous a jugé, par consequent aimée et distinguée. Mais vous etes une autocreatrice, et presque creatrice des âmes. Il ne vous en coutera pas davantage. Donnés, apres ma mort, des yeux à la mienne pour vous voir, des oreilles pour vous entendre: et croyés, en attendant à mon tendre, eternel et respectueux attachement pour la bonne Elise (7). [Decin]



Notes

(1)  Il s'agit de Sophie Schwartz-Becker et son fils Karl. (retour)

(2)  Évidemment Elise von der Recke parla au prince de Ligne d'Ernst Christian Trapp (1747-1818), pédagogue philantrope, d'abord à Dessau, puis à Hamburg dans l'institut d'éducation de son ami Campe et enfin avec Campe à Wolffenbüttel. Elise avait confié Karl Schwarz (né en septembre 1789), jeune fils de feu son amie Sophie Schwarz-Becker à Trapp. Karl se développa bien sous la direction de Trapp, fit des études commerciales mais plus tard son père lui inspira de l'intérêt pour l'armée. Il mourut dans le bataille de Moscou en 1813. (retour)

(3)  W.J. Goethe: die Leiden des jungen Werthers (1774 et 1787). (retour)

(4)  Christoph Martin Wieland (1733- Weimar 1813), écrivain allemand. (retour)

(5)  Le portrait de Catherine le Grand. (retour)

(6)  Ligne écrit en marge de ses Mémoires (cahier XXIV): "On m'a montré ces jours-ci ces lettres [écrites de son quartier général de Bezesnow en 1778] qu'on va lire qui ont été trouvées dans d'autres papiers et que j'ai fait copier ici, parce que cela a rapport aussi à la vie que je menais." (retour)

(7)  La comtesse Charlotte Elise Constanze von der Recke née von Medem, (20 mai 1754-Dresden, 13 avril 1833), épouse en 1771 Georg von der Recke, se sépare en 1776, divorce en 1781. Mère d'une seule fille, Friederike (17 juin 1774 - 26 janvier 1777). Elle était depuis 1779 à la Cour du duc Pierre de Courlande, dont sa soeur était la troisième épouse. Elle y rencontra l'alchimiste et aventurier Cagliostro, adhéra à la Loge qu'il avait fondée; mais elle démasqua rapidement ses impostures et publia son Nachricht von des berühmten Cagliostro Aufenthalt in Mitau 1787 und von dessen magischen Operationen (Berlin 1787). Elle voyageait beaucoup, connut Catherine II, Goethe, les Feuerbach, Casanova. On la vit souvent aux bains de Teplitz. Depuis 1804 elle vivait avec le poète Christoph August Tiedge (1752-1841). Elle a écrit de 1789 à 1804 dix-huit volumes de Journaux qui ont presque tous disparu. Deux cahiers ont été retrouvés et publiés en 1927 par Johannes Werne: Elisa von der Recke Mein Journal 1791-1793/95 (Koehler & Amelang, 1927).
Charles Clary (1777-1831), le petit-fils du prince de Ligne, fait ce portrait d'Elise dans son journal de 27 mai 1797:
"Madame de Recke est courlandoise, née Médem, soeur de la duchesse de Courlande, qu'elle n'aime pas. Grande femme de 43 a 45 ans, très belle taille, cheveux noirs, extrêmement laide, teint couperosée, peu de dents noires; bel esprit métaphisicienne, faisant des traités sur l'ame, sur Dieu, sur le monde, sur l'immortalité de l'ame, &c &c. Son troisieme mot est "l'ame". Stoicienne, elle prétend que la douleur ne fait pas souffrir &c, prétieuse, parlant très bel allemand, et le françois assez bien a quelques genres près: Elle a beaucoup d'esprit, mais trop haut niché pour nous autres pauvres gens vulgaires; sa conversation est quelque fois intéressante quand elle veut bien s'abaisser a parler d'autre chose que de son ame, de l'impératrice de Russie par exemple a qui elle est extrêmement attachée, dont elle parle avec enthousiasme, et dont elle porte encore le grand deuil, ou du roi de Pologne qu'elle aimoit beaucoup, avec qui elle étoit a merveille, qui l'apelloit: "mon enfant", et dont elle porte un portrait en médaillon, et l'autre en bague, qu'il lui a donnés". (retour)



Copyright by Marco Leeflang, Utrecht,  Mars 2000.
Cet article est publié aussi dans:
Nouvelles Annales Prince de Ligne, tome XIV. Librairie Honoré Champion, Paris 2001.

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